Sous l’impulsion de notre dynamique chef d’Etat de 40 ans, « France is back » et la mode est aux start-ups. Ayant travaillé pour une start-up après ma thèse et vécue plus de 3 ans dans la Silicon Valley, la Mecque du genre, je commence à avoir un avis sur les raisons qui font que les plus grandes entreprises technologiques ont vu le jour aux USA plutôt qu’en France. Je parle ici d’innovation technologique, car l’innovation peut être bien sûr d’un autre genre, par exemple sociétale ou environnementale. Je précise aussi que si je publie cet article, c’est avec l’espoir de faire réfléchir et de voir les choses évoluer.
1. En France, les carrières techniques ne sont pas valorisées: lorsque vous êtes en école d’ingénieur, on vous met dans le crâne que vous serez « chef de projet » (comme il y a « chef » dans le titre, ça fait très envie) et que vous managerez des équipes trois ans après votre sortie de l’école. Cela envoie le message que si vous êtes ingénieur et que vous faites encore du technique à 50 ans, vous avez raté votre carrière. Les ingénieurs ne sont pas aussi bien payés que les managers, et quand vous avez une thèse, vous êtes moins bien perçu qu’un étudiant d’école d’ingénieur avec bac+5. J’ai d’ailleurs eu une proposition de post-doc avec un salaire inférieur à ce qu’aurait touché un étudiant tout juste sorti de mon école d’ingénieur: merci, mais non merci. Les ingénieurs et les chercheurs sont au cœur de l’innovation technique et il serait grand temps de les chouchouter. Aux Etats-Unis, a contrario, les métiers techniques sont bien mieux considérés, y compris au niveau de la fiche de paie!
2. En France, votre diplôme vous suivra toute votre vie. C’est une des choses qui m’exaspèrent le plus: cette petite case dans laquelle on vous rangera très vite en fonction de votre diplôme. Comme les écoles, que ce soit d’ingénieur ou de commerce, sont « classées », cela implique souvent de situer la personne elle-même sur une échelle de valeur. Même après trente ans de carrière, dans certaines entreprises, votre salaire sera encore indexé sur le nom de l’école de laquelle vous êtes sortis (et si c’est la fac, malheureux, vous serez tout en bas des grilles). L’accès à cette école, dont le sceau vous marquera à vie, tient à des concours que vous avez passés une fois (ou deux) lorsque vous aviez 20 ans. Cette importance disproportionnée du diplôme ne fait pas la part belle aux personnes qui se réalisent à travers un projet, qui peuvent mobiliser une charge de travail énorme lorsqu’ils sont passionnés par un sujet bien spécifique, ou qui avaient tout simplement d’autres choses à vivre lorsqu’ils avaient 20 ans plutôt que de taupiner sur la diagonalisation de matrices.
3. En France, prendre des risques et échouer vous marquera à vie. On ne verra pas votre échec comme un apprentissage, mais comme quelque chose d’ontologique. Difficile donc de se relever et de repartir pour de nouvelles aventures dans ces circonstances (ce point est aussi important qu’il est court!)
4. En France, le niveau de langue est un élément de différenciation sociale: le Français se sert de la langue pour juger ses interlocuteurs (c’est à mon avis une des raisons qui font qu’on n’aime pas que les autres Français nous entendent parler anglais). Or il y a des tas de personnes en France dont la langue natale n’est pas le français ou qui ne le manient pas aussi bien d’un parisien du 16ème. Malheureusement, leur mésusage du « bien parlé » leurs mettra des bâtons dans les roues lorsqu’ils souhaiteront avancer des idées ou des projets (les étudiants étrangers, les immigrés mais également les personnes issues de milieux sociaux défavorisés). Aux Etats-Unis, les gens sont beaucoup plus flexibles et tolérants dans l’emploi de la langue et ne vous étiquetteront pas « stupide et sans intérêt » si vous faites une faute de grammaire.
5. En France, on aime la hiérarchie et les petits chefs. Là-dessus, je donnerais simplement l’exemple d’Elon Musk, qui était venu nous faire un petit speech à l’ISU en 2005 (bien avant qu’il ne devienne l’entrepreneur star qu’il est aujourd’hui). En nous parlant de SpaceX, il nous expliquait que son but était d’augmenter le rapport signal sur bruit le plus possible : le signal étant le travail des ingénieurs et le bruit celui des managers. Une petite blague qui mine de rien donne naissance à une culture d’entreprise qui valorise le travail technique plus que les présentations PowerPoint.
6. En France, les gens sont d’un naturel pessimiste et râleur: vous avez une idée, vous en parlez autour de vous. Aux Etats-Unis, on vous dira: « Great! Go for it! » ou « I know someone you should talk to » etc… Bref, on vous encouragera dans votre initiative. En France, on commencera par lister toutes les raisons qui font que votre idée ne pourra pas marcher. Dans ce genre de climat, combien d’entreprises ont-elles été avortées avant même d’avoir vu le jour?
7. En France, les hommes et femmes politiques ne comprennent pas le technique: alors oui, l’Assemblée s’est bien rajeunie avec les dernières élections, et j’en suis plutôt contente, mais assez peu d’hommes politiques sont issus d’une filière scientifique. Résultat: ils ne comprennent pas ou mal les enjeux liés au numérique et à l’innovation technologique, ce qui rend un encadrement législatif judicieux difficile (c’est peut-être la même chose aux Etats-Unis, mais comme il y a moins de régulation, c’est moins handicapant).
8. En France, malgré l’esprit cartésien dont on se vante, on a un faible pour la pensée magique: il est quand même aberrant que l’industrie de l’homéopathie se porte si bien alors que tant de gens sont contre les OGM ou se méfient des vaccins (*), à contre-courant des conclusions actuelles de la communauté scientifique. Je l’écris ici: à mon avis, la position de la France sur les cultures OGM va lui nuire dans le futur (on en reparle dans 20 ans). Les innovations dans le domaine se feront dans les autres pays, qui vont avoir la main mise technologique sur ce secteur pourtant essentiel en cette période de changement climatique et d’accroissement de la population. Et c’est la même chose en biologie. Alors oui, je pense bien sûr que c’est plus logique et moralement bien de prendre le temps de la réflexion éthique, mais les pays qui ne le font pas n’attendent pas le feu vert de la France pour poser les brevets clefs du futur.
9. En France, l’administratif tient une place trop importante: j’ai créé deux Limited Liability Companies aux Etats-Unis (équivalent de la SARL), une en Californie et une en Pennsylvanie. Les papiers étaient très faciles et rapides à remplir, j’ai pu tout faire moi-même sauf la déclaration aux impôts (et encore, avec mon chiffre d’affaire, c’est en fait plutôt facile, nous passons par un comptable surtout… à cause de notre appartement en France!) Je n’aurais probablement jamais osé me lancer dans la création d’entreprise en France. Je voudrais aussi parler de l’emploi, même si je suis plus mitigée dans ce cas car je ne suis pas pour un marché du travail débridé et surtout sans filet de sécurité comme c’est le cas aux Etats-Unis. S’il est essentiel que les travailleurs bénéficient de protections sociales, il me semble aussi que les entrepreneurs français profiteraient d’un peu plus de flexibilité dans l’emploi (pour tout vous dire, je supporte l’idée du revenu de base inconditionnel, qui ferait que perdre son travail ne serait pas le drame que c’est aujourd’hui – et libèrerait des énergies créatrices et innovantes).
En conclusion, je pense qu’il faudra encore bien des années pour que l’esprit français évolue sur ces sujets. Soyons honnête, nous sommes dans un système qui profite aux élites et participe à la reproduction sociale: les grandes écoles (ça commence dès les classes préparatoires avec le TIPE), la hiérarchisation dans les entreprises, le mépris du technique et du concret, l’importance de la langue… Il y a très peu de raisons pour les élites de changer ce système. Je précise aussi que tout n’est pas parfait aux Etats-Unis, qui a également un très fort taux de reproduction sociale en dépit du fameux « rêve américain » qui pour la majorité n’est justement que cela (un rêve) (et je ne vous parle pas des inégalités, ce n’est pas le sujet de ce billet). Donc oui, ce serait super que la France innove davantage, c’est un pays qui a plein d’atouts. Mais pour commencer, il faudrait que les Français innovent dans leur façon de penser. Pour paraphraser une expression bien connue: « Tout le monde veut changer la France, mais aucun Français ne pense à se changer lui-même ».
(*) EDIT (au cas où vous ne connaisseriez pas): une petit bédé de la talentueuse et engagée Emma sur l’homéopathie: Un peu de sucre?
Tout est vrai… mais pas tout à fait exact non plus – comme tu l’as bien dit !
Alors, allons-y pour quelques commentaires sur plusieurs points choisis pas totalement au hasard.
1/ Les carrières techniques sont valorisées aux USA… mais toutes proportions gardées. Lorsque l’on travaille avec les universités américaines, on se rend vite compte qu’à partir d’un certain niveau, la majorité de la recherche est assurée par des chercheurs d’origine étrangère. C’est un très beau symbole d’intégration, mais ça montre aussi que les classes aisées américaines se tournent également volontiers vers des carrières plus lucratives… comme avocat. En pratique, il y a beaucoup d’ingénieurs qui restent dans le technique toute leur vie en France, et seules des personnes très éloignées des entreprises technologiques pourront croire qu’ils ont raté leur vie (je vous encourage d’ailleurs à aller voir leur fiche de paye…).
2/ N’exagérons pas non plus le poids du diplôme en France… comparé à d’autres pays comme l’Allemagne, ça reste plus limité. Là où il est vraiment important, c’est dans les grands corps d’État, où les hauts niveaux hiérarchiques sont noyautés par les grandes écoles et les fameuses « grilles » existent vraiment. Mais une grande partie des plus importantes entreprises technologiques françaises étant des EPIC ou sous contrôle de l’état, forcément c’est plus tangible qu’aux USA.
6/ On te dira beaucoup plus facilement « go for it » aux États-Unis, mais il me semble qu’on a aussi plus facilement une relation complètement pathologique avec l’idéal du « self made man » – qui doit toute sa réussite seulement à lui et à ses efforts. Et inversement, on trouve plus facilement que certaines populations défavorisées n’en font pas assez. Bon, ne m’éloigne ici un peu du débat des start-ups.
7/ Je connais un pays dans lequel les politiques connaissent très bien la technique… c’est la Corée du Nord ! 😀
http://www.bbc.com/news/blogs-magazine-monitor-27116092
Mais est-ce vraiment mieux ?
8/ La France est le pays de l’homéopathie… mais tu y trouveras néanmoins moins d’AGW-deniers ou de flat-earthers. Je ne sais pas si l’on peut vraiment dire qu’outre-Atlantique, on écoute davantage les conclusions actuelles de la communauté scientifique. L’accroche « I’m not an expert » dans un discours reste très efficace sur une bonne partie de la population qui se défie également des élites, on en a d’ailleurs récemment vu les résultats.
Il me semble surtout qu’une des principales différences entre les startup américaines et européennes réside dans leur capacité à lever des fonds et à réunir des financements… et en effet, cela peut avoir quelque chose à voir avec ton point 6/
Mais bon, tout ceci étant dit, force est de constater qu’il y a plus de succès côté US que côté Européen sur ce sujet !